Face à l’ampleur du commerce illégal de carburant, les autorités camerounaises oscillent entre opérations coup de poing et silence prudent. La contrebande, profondément ancrée dans la vie économique, met à l’épreuve la capacité de l’État à concilier stabilité sociale et rigueur budgétaire.
Un vieux mal devenu système
Le trafic de carburant frelaté n’est plus un simple délit : c’est une économie parallèle enracinée.
Depuis les années 1990, l’État tente d’enrayer le phénomène sans jamais parvenir à l’éradiquer.
Chaque gouvernement a annoncé sa « lutte sans relâche contre la contrebande », mais le constat reste le même : les bidons jaunes prospèrent à chaque coin de rue.
Le ministère du Commerce, la Douane et la Sonara multiplient les communiqués, les saisies et les descentes médiatisées.
Mais dans les faits, les circuits de distribution illégale se reconstituent dès le lendemain.
« C’est une hydre à plusieurs têtes, reconnaît un haut responsable du ministère des Finances. Quand on en coupe une, deux autres repoussent ailleurs. »
Les campagnes de répression, un impact limité
Périodiquement, les pouvoirs publics lancent des opérations de démantèlement.
Des patrouilles mixtes sillonnent les zones frontalières, notamment à Kousseri, Ekok, Mamfé et Idénau.
Des milliers de litres sont saisis, des dépôts clandestins détruits, des vendeurs arrêtés.
Mais ces campagnes ne durent jamais longtemps.
Les populations locales, dont beaucoup vivent de ce commerce, s’y opposent violemment.
Des affrontements ont même été enregistrés dans certaines localités frontalières.
Pour un préfet de l’Extrême-Nord, la répression brutale est risquée :
« On ne peut pas couper la source de revenu principale de milliers de familles sans alternative immédiate. Sinon, on provoque la révolte. »
Résultat : la politique publique alterne entre fermeté symbolique et tolérance pragmatique.
La frontière nigériane, zone grise du contrôle étatique
Le Cameroun partage plus de 2 000 kilomètres de frontière avec le Nigeria — une zone poreuse et difficile à surveiller.
Les trafiquants profitent de la proximité culturelle et linguistique des populations riveraines pour faire passer les produits.
À la moindre augmentation des prix officiels au Nigeria ou à la Sonara, les flux se réorganisent.
Les douaniers manquent de moyens matériels et de motivation.
Certains ferment les yeux contre quelques billets.
Un officier en poste à Garoua-Boulaï admet sous anonymat :
« Comment voulez-vous que nous arrêtions le trafic quand nos propres salaires ne suffisent pas à acheter l’essence légale ? »
Des mesures économiques à effet différé
Face à l’impuissance policière, le gouvernement tente une approche économique.
Le ministère du Commerce a engagé des discussions avec les distributeurs officiels pour réviser les marges et subventionner partiellement le transport dans les zones rurales.
Objectif : rendre le carburant officiel plus accessible.
En parallèle, la Sonara (raffinerie nationale) a lancé un programme de modernisation de ses capacités pour réduire les importations et sécuriser la chaîne d’approvisionnement.
Mais ces efforts, encore limités, ne suffisent pas à inverser la tendance.
Un économiste de l’Université de Yaoundé II résume :
« Tant que le différentiel de prix avec le Nigeria dépassera 200 FCFA par litre, le marché noir restera plus attractif. »
La dimension sociale du problème
Les pouvoirs publics marchent sur une ligne fine.
D’un côté, ils doivent protéger les recettes fiscales et la sécurité publique ;
de l’autre, ils savent que le marché noir du carburant fait vivre des milliers de familles.
Le ministère du Travail reconnaît d’ailleurs que le secteur informel représente près de 90 % des emplois non agricoles au Cameroun.
Fermer les points de vente reviendrait à créer une crise sociale d’une ampleur inédite.
C’est pourquoi la stratégie gouvernementale actuelle repose sur une tolérance contrôlée :
répression ciblée contre les grands trafiquants, laxisme à l’égard des petits vendeurs.
Une manière de préserver la paix sociale, même au prix de la légalité.
Un État qui s’adapte plus qu’il ne gouverne
Le dossier du carburant frelaté illustre les paradoxes de la gouvernance camerounaise :
un État fort sur le papier, je mais faible sur le terrain.
Les institutions savent diagnostiquer le problème, mais peinent à l’affronter frontalement.
Elles s’adaptent, bricolent, attendent.
Le bidon jaune, lui, continue de trôner sur les trottoirs.
Symbole d’un système où la survie des citoyens précède la rigueur de la République. Yaoundé II résume :
«Tant que le différentiel de prix avec le Nigeria dépasse»
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